Peindre l’indicible sous le soleil radieux de la côte méditerranéenne. Peindre l’indicible, la nuit, en fredonnant, le jour, le Tourbillon de la vie, chanson écrite pour Jules et Jim de François Truffaut. « L’indicible », voici comment Serge Rezvani définit sa peinture viscérale dans les pages solaires de son roman autobiographique Beauté, j’écris ton nom. Roman cherchant à retrouver la source de ses pigments de terre et de feu avec lesquels il a toute sa vie eut l’absolue nécessité de creuser ses épaisses toiles de jute. Serge Rezvani, dont la vie même dépasse, dans ses terreurs de guerre, ses lumières d’Eden et son extraordinaire résonance au déroulement du temps de l’Histoire, n’importe quel récit. Ecrivain, musicien, poète, mais avant tout peintre, ce que l’on sait moins.
Dès son plus jeune âge, enfant, il griffonne dans les jupons éphémères d’une mère extravagante et terriblement malade qui finit par l’abandonner, la veille de la déclaration de guerre, en 1939, pour aller mourir dans la solitude morbide du ghetto de Varsovie. Traumatisme infini de l’éternelle absente qui s’incarnera dans ses toiles sous la forme d’une violente « abstraction » - même s’il réfute ce terme – celle d’une mort maternelle, lointaine, inconnue. A l’adolescence, le jeune homme « entre en peinture » - selon son expression - rageusement, obsessionnellement. Geste d’un survivant. Au fond de lueurs éparses qui semblent surgir d’un monde souterrain, il extirpe les démons d’une enfance sans attaches, démolie, meurtrie. Ses compagnons d’infortune sont alors les peintres Jacques Lanzmann et Pierre Dmitrienko ainsi que le sculpteur anglais Raymond Mason auprès desquels il partage un quotidien de misère, tout d’abord à l’Académie de la Grande Chaumière où il trouve refuge puis dans une vaste maison bourgeoise sans chauffage où le petit groupe d’artistes se rêve en nouvelle avant-garde de l’immédiat après-guerre. Ils sont alors les jeunes abstraits de l’Ecole de Paris, aussi connus sous le nom du collectif « Les mains éblouies » qu’expose Aimé Maeght. Autour gravitent Raymond Queneau, Boris Vian, Modigliani, Picasso ou encore Paul Eluard qui confie au jeune Rezvani l’illustration en gravures d’un de ses poèmes au souffle apollinien.
Car dans les profonds arcanes ténébreux de cette époque au goût d’utopie eschatologique, s’infiltrent, éblouissants, la jouissance de l’amour et l’apaisement. Pour Rezvani ce sera Lula, déesse de sa vie, dont il partagea le quotidien durant 50 ans dans une bâtisse dissimulée au creux du massif des Maures. Leur paradis. Il y peint sans relâche, tenté parfois de détruire ses toiles. Lula l’en empêche. En 1962, l’année de sortie de Jules et Jim, surgissent ses Effigies, amas sombres et immobiles, totémiques, aux angles sculpturaux, qui semblent des visions d’une féminité ancestrale perdue, imprégnées de cette nouvelle abstraction labyrinthique et énigmatique qu’il semble partagé avec Serge Poliakoff et Nicolas de Staël, ses ainés. Jeu de recouvrement, de saillies sombres jaillies de l’intériorité de la peinture, elles semblent être accouchées de sous couches lointaines, comme sorties d’un carcan secret, d’une chrysalide d’ébène aux accents primitifs.
Rarement montrés, pour certains inédits, endormis depuis des années, ces mutiques fétiches sont ici ressuscités aux côtés des Repentirs, série réalisée trente ans plus tard, aux tons plus vibrants, de rouge sang et de violine évoquant les nuances élancées de Tintoret. Inscrits dans des compositions complexes constituées de fenêtres et de portes occultes, ces toiles au maillage cloisonné semblent dessiner le réseau alambiqué d’une coque de vaisseau spatial ou d’un palais cryptique. Ils évoquent aussi une résurgence-hommage au Bœuf écorché de Rembrandt, et par corrélation, dans un lexique pictural plus proche de notre peintre, à celui de Soutine. On y décèle une palpitation contenue, enfouie, celle de toiles réalisées dans la suite des Effigies, que l’artiste a ici entrepris de recouvrir. Ces dernières haletaient d’abymes de chair, d’enchevêtrements de viscères, de dédales de lambeaux en apesanteur. Plus torturées et caverneuses, et même pour certaines monstrueuses – dans le sens où elles dévoilaient une part d’intime enfouie et traumatisée, comme une externalité corporelle, une aliénation, que seule la peinture, cette incarnation inexplicable de l’âme de l’artiste dans le champ du monde, a le pouvoir de révéler. Sans mots. Car les mots, juste après-guerre, ne suffisaient plus. Les Repentirs ont ainsi opéré l’effet d’un apaisement, ou d’une repentance, lorsque le geste du peintre est repassé. Après eux, Rezvani s’arrêtera de peindre pendant presque 30 ans, à quelques exceptions notables, pour se consacrer à l’écriture.
Or si ses écrits exhalent la tendresse et l’humour, bien qu’invariablement marqués par une radicalité qui caractérise chacune de ses expressions artistiques, ses peintures sont à l’exact opposé. Mues par la quête de l’irreprésentable. Une quête qui ne cesse de le hanter même dans sa série plus tardive des Blanches (années 2000) construites comme des gravures sur bois. Plus hiéroglyphiques, semblant réunir la tendresse tachiste d’un Tapies et les rêveries scripturales d’un Chillida, elles creusent encore le sillon d’un motif cloisonné de portes secrètes traversées d’apparitions, derrière lesquelles réside l’inconnu. La peinture ? Cet « espace palpable du tableau comme support de l’informulable » devine la plume lumineuse de l’artiste.
- Julie Chaizemartin, journaliste et critique d’art