À travers l’oiseau masque
En sortant de l’atelier, une sensation ambigüe persistante. L’empreinte plaisante d’un univers coloré et lumineux. Fleurs d’acrylique et de pastel gras. Des dentelles de couleurs. Attraits des roses, des bleus, des verts, des jaunes, des rouges très vifs. Soleil. Ça se diffuse dans l’âme et le corps. Doux, vivant, sans limite, comme irradie l’amour, l’imaginaire d’un enfant. Et dans le même temps, sensation d’une ombre qui viendrait tout recouvrir. Souvenirs froids le long du dos. Un mur noir édifié entre l’oeil et le coeur. Ça se fige. Ça tient à distance. Ça ne séduit pas. Un tracé au fusain anguleux qui dérange. Présence blanche fossilisée, deux béances où plonger.
Voilà où va l’univers de SylC. Juste au bord de l’envol et de la chute sans fond. Révélateur de ce qui se cache en-dessous. Il est l’oiseau et le masque mortuaire. L’un et l’autre mêlés. Comme dans nos bouches se mêlent le goût du ciel et de la terre.
Intuitif, l’art de SylC explore le feu inconnu que l’on porte au-dedans. N’y cherchez pas vérité ultime ni sens de lectures figé. De la peinture au dessin en passant par la sculpture, son art n’est qu’ambivalences et chocs de polarités, cassures et sutures. Esthétique du fragment et de l’hybridation qui incarne les facettes du vivant et de l’intériorité. Entre puissance de vie et fragilité, liberté et entrave, désir et peur.
Hybride, l’univers de SylC l’est avant tout par son réalisme ambigu qui navigue entre réel et imaginaire, observation et fantasme. Bien sûr, il y a dans son travail un certain goût pour les réalismes classiques issus de la Renaissance flamande ou italienne. Attrait pour le foisonnement de la nature, pour le détail anatomique, la transparence de la peau, sa lumière. Mais on pourrait aussi parler d’une sensibilité baroque, surréaliste ou expressionniste : non-fini et hasards de la matière, bizarreries anatomiques, imaginaire peuplé de créatures mythiques, Narcisse, Centaure ou autres bestioles hybrides.
Les oeuvres les plus saisissantes sont celles qui ne cherchent pas la séduction et qui se libèrent de la mimésis de l’image. Là où demeurent l’inachevé, l’imprécision. Là où jaillit instinctivement le flux de la matière au travers duquel l’oeil reconstruira ou pas une forme. Quand poussent d’une goutte noire des fragments de jambes. Quand la présence d’un bout de visage très réaliste flotte dans une masse informe à peine esquissée. Quand le tracé net, précis, s’arrête soudain pour ne dessiner que des corps sans bras, des mains inachevées, des visages sans yeux. Quand cohabite la douceur de formes rondes et fluides avec la dureté sèche de la ligne anguleuse. Et que la beauté réaliste accouche toutes sortes de monstres et autres déformations expressionnistes. Quand la réserve blanche prolifère et ne dit rien, que son grand vide désespérant.
Osmose, Altérité, Avec ou sans cavalier, Reflet(s) : dans l’univers de SylC, la question de l’identité prédomine et toujours surgit d’une manière inconsciente, ambivalente. Un corps qui chemine avec un autre. Un corps qui en reflète un autre. Un corps qui en porte un autre. Un corps qui se greffe et se fond à un autre. Une ombre informe qui flotte dans l’air. Que voit-on à travers ces figures ? Un lien indestructible, l’amour familial, la fusion amoureuse ? Ou bien l’entrave, la dépendance ? Sont-elles présences ou pertes, deuils ? Survivances de gisants et de Piétas greffées aux modèles réels ? Que voit-on à travers ces figures ? Une bête, un animal ? Un enfant, un adulte ? Un ange, un démon ? Sont-elles comètes vibrantes, fleurs éternelles, odes à la vie ? Ou bien porteuses de mort, avec leurs gueules entrouvertes et leurs orbites noires ? Sont-elles présentes, battant dans le fond de notre ventre, ou restes d’un temps passé perdu dans nos têtes ?
Nul ne sait ce qui est représenté.
Nous et les autres ou bien les autres « Je » à l’intérieur de nous ?
Nous et nos souvenirs fantômes que l’on porte en nos corps, avec mille croyances et mille désillusions. Nous et nos multiples vies qui font de nos âmes des terres de cendre où de nouveaux feux sans cesse reprennent.
Ce qu’elle représente SylC ? Peut-être cet entre-deux. Ce passage mystérieux que nous traversons tous, à la limite duquel arrive toujours la fin d’une chose et le recommencement d’une nouvelle. A l’image de cette nature ambivalente qui prend forme dans les oeuvres. Ici, ode à la vie, nature nourricière, fertile. Vaste étendue d’eau où se mire notre reflet, qui donne naissance à la forme du vivant en même temps qu’elle la fait disparaitre, happée dans son miroir sans fond. Là, lumière incandescente au-delà d’une verdoyante forêt, dont on ne sait si la beauté rougeoyante sera refuge paradisiaque ou fin apocalyptique.
Il y a le masque souvent. Ici parfois surgit d’une enveloppe noire, à long bec, menaçant. Ou visage crâne aux orbites fixes. Là souvent, fragile cercle qui contourne le visage blanc. Comme se découpe celui d’Ophélie à la surface de l’eau. Comme se détache dans ces masques anciens, moulés sur le visage des défunts, un spectre de plâtre flottant dans le vide.
Le masque, c’est ce qui reste et ce qui est passé. Ce qui était et ce qui va advenir. Le masque, c’est ce que l’on voit et ce qu’il cache derrière. C’est celui de la mort mais aussi et surtout de la métamorphose. Comme le masque de ces Dieux hybrides, étranges, à tête de cheval ou de chien surgis de lointains rituels magiques. Comme le masque de tous les êtres ailés que nous portons en nous. Des êtres de passage. Venus d’un outre-tombe imaginaire et qui renaissent sans fin dans nos têtes. Qui quittent le réel pour nous faire explorer d’autres mondes. Pour ouvrir des portes en nous, sur tous ces autres « je » qui nous habitent. Enfants, adultes, vieillards. Des êtres sans âge en évolution constante. Dans les bras desquels fusionnent matière et spirituel, joie et peine, dedans et dehors. Le goût du ciel et de la terre.
Nous ne sommes qu’oiseau de feu à masque noir.
A nous de voir au-travers. Autrement. Autre chose.
– Amélie Adamo, Mai 2023