Mon Maroc
"Je croyais rêver", E. Delacroix

Flo Arnold & Christophe Miralles


Loo & Lou Gallery - Haut Marais
17.11 - 23.12.23
 

En donnant pour titre à leur exposition, la formule de Delacroix « Mon Maroc, je croyais rêver », Flo Arnold et Christophe Miralles ne témoignent nullement d’un orientalisme aussi désuet qu’anachronique, ils revendiquent plutôt la nécessité pour l’art de toujours revenir à cette puissance de ravissement qui saisit le coloriste de génie à sa découverte du port de Tanger.

Si le couple d’artistes fait partie de ces nombreux étrangers qui ont fait du Maroc leur pays d’adoption, par-delà un hommage à cette terre qui peut s’enorgueillir d’avoir inspiré tant de peintres illustres, d’Eugène Delacroix à Henri Matisse, en passant par Majorelle et autres orientalistes, il symbolise, également, l’idée d’une création faite de rencontres et de parcours nomades, de créolisations et d’hybridation des influences, très éloignée d’une conception de l’oeuvre enracinée à une généalogie patriote et bornée.

En proposant une scénographie volontairement rhapsodique, dans laquelle les oeuvres s’entrecroisent en se jouant de leurs différences, pariant plutôt sur des effets de téléscopage et d’imprévu que sur une quelconque unité de style et de propos, l’exposition chez Loo & Lou Gallery contribue à souligner ce mélange des genres propre à cette « esthétique de l’impur » qui caractérise la confrontation de ces deux créations, et plus globalement l’art de notre temps. Alors que le peintre exalte une superposition virtuose de couleurs variées, dont les modulations subtiles irradient ses toiles d’une rare sensualité, les oeuvres de Flo Arnold ne privilégient-elles pas des textures de papier dont les nuances de blanc sont seulement pondérées par le reflet verdâtre produites par l’oxydation des structures en laiton de ses installations, ou quelques rares coloris de ses cartes imaginaires ?

Bien plus, si les installations organiques de Flo Arnold semblent emportées par une puissance aérienne débordant le cadre spécifique de chacun des médiums dévolus traditionnellement au système des beaux-arts, l’artiste s’appropriant avec délectation les gestes du peintre et du sculpteur, jusqu’à les enrôler dans une chorégraphie aux marges de l’architecture, les tableaux de Christophe Miralles ne cesse d’approfondir la singularité du seul fait pictural. Mariage du feu et de la terre, les deux oeuvres se complètent ainsi dans leur étrange dissemblance.

De fait, si la peinture de Christophe Miralles se concentre sur la seule figure humaine, elle ne cesse d’en déjouer la représentation factuelle et anecdotique, au profit d’une exploration plastique aux accents chromatiques envoûtants (Confluence), allant jusqu’à faire comme Bacon «d’une bouche un Sahara », tout en cheminant avec le souvenir de l’oeuvre de Goya qui a inspiré très largement l’artiste à ses débuts. Et, certaines oeuvres de Flo Arnold n’évoquent-elles pas à travers le caractère polymorphe de leurs volumes aux formes insaisissables, cette esthétique sorcière, dont Deleuze encensait la vitalité du devenir ? A cet égard, l’installation, Le sens des Mondes, condense parfaitement cette plasticité surprenante du travail de l’artiste franco-marocaine, en reprenant une partie seulement de la structure d’un ensemble plus vaste, récemment exposée au Festival international Constellations de Metz. Car loin de perdre son pouvoir d’enchantement, la barque suspendue par des filins, entre la cimaise et le sol de la galerie, répand un flot de formes opalescentes, magnifiées par le rétroéclairage et le dispositif sonore, plongeant ainsi le spectateur dans une narcose poétique toute rimbaldienne. Mon regard n’est-il pas embarqué dans l’écume enveloppante « aux neiges éblouies », côtoyant le lyrisme exalté des vers du « Bateau ivre » ?

Sans aucune hiérarchie, acentrée, insaisissable, les oeuvres de Flo Arnold sont de véritables rhizomes doués d’une spontanéité surprenante. L’artiste en utilisant du papier hydrofuge blanc qu’elle encolle sur des armatures en laiton, peut conférer à ses pièces les dimensions qu’elles souhaitent, en coupant, ou en ajoutant toujours de nouveaux modules, au gré de ses projets. La richesse polysémique de cet art est sans doute liée au parcours de la créatrice, dont l’enfance imprégnée par ses voyages en Afrique, semble encore vivifiée par l’omniprésence d’une végétation luxuriante, l’importance de tout un ensemble de sémiologies pré-signifiantes - les danses, les rites, les signes marqués sur le corps, les tissus…

En ce sens, l’artiste s’affranchit des frontières culturelles et des cadres de chacun des arts qu’elle revisite avec une totale liberté – dessin, peinture, sculpture, architecture…Ses installations ne finissent-elles pas par se jouer de l’espace urbain lors des Nuits Blanches, en réalisant des sortes de performances qui n’ont rien à envier à la féerie des forêts d’Eva Jospin, ni celle des enveloppements de Christo ?

Ce qui finit par dominer l’espace plastique de Flo Arnold et pictural de Christophe Miralles, c’est un monde de courbes, d’inflexions, de ronds, de spirales et de volutes colorées. Autant de caractères formels qui témoignent du même effort de construire l’oeuvre comme un « espace de l’intimité heureuse », selon la belle expression de Bachelard. L’art de ce couple d’artistes n’est donc nullement réductible au décoratif ou au seul plaisir rétinien.

Il rend visible un espace intensif du dedans et nous invite à le cultiver comme une cellule intime...

- Philippe Godin, Critique d’art