CHARBON

Lydie Arickx


Loo & Lou Gallery - Haut Marais
09.06 - 28.07.23
 

Charbon ; en choisissant de donner ce titre à sa nouvelle exposition à Loo & Lou Gallery, Lydie Arickx ne se limite pas à désigner le matériau qui a initié une partie des œuvres présentées, elle renvoie aussi à un entrelac de mémoire plus profond qui semble se nouer comme autant de sédiments passés de sa propre vie. Le charbon ne renvoie-t-il pas à ce noir pays parsemé de terrils, peuplé du souvenir des mines et des corons, de ce nord de la France, notamment, où sa famille garde de profondes attaches ? N’évoque-t-il aussi ce fond d’images aux relents d’atavisme honteux, avec le travail des enfants et des « gueules noires » de Germinal, de la silicose, des cris des femmes de mineurs, et des coups de grisou ? N’a-t-il pas servi de combustible à tout un imaginaire de la révolte sociale, celui d’un peuple qui « tonne en son cratère » en se levant comme une force souterraine, et fera bientôt éclater la terre ? En convoquant ce minerai chargé de tous ces fragments de vie humaine et végétale, le charbon n’étant qu’un extrait d’arbres fossilisés et de plantes compressés dans la nuit visqueuse des sous-sols de cette région, Lydie Arickx poursuit également son exploration des arborescences du vivant, tout en puisant jusqu’à la profondeur mystique de la peinture flamande.

En allant au charbon, Lydie Arickx n’a donc pas peur de se coltiner à une matière qui n’est pas seulement entachée des salissures de l’anthracite, mais ô combien diabolisée par sa responsabilité dans le réchauffement climatique en cours. L’artiste qui n’en est pas à son coup d’essai dans l’art du bricolage systématique, confie même son émerveillement devant ce nouvel ingrédient susceptible d’enrichir son laboratoire d’expérimentation plastique. Férue de cette « pensée sauvage », dont Claude Lévi-Strauss repérait « l'inscription, dans le monde pictural, de techniques considérées comme inadéquates, inacceptables, non professionnelles », Lydie Arickx ne recourt-t-elle pas, depuis longtemps, aux matières les moins orthodoxes et totalement étrangères aux règles de la peinture académique ?

C’est d’une manière impromptue, en se servant de ses vertus médicinales, qu’elle a découvert tout le potentiel esthétique de ce charbon végétal. En le mélangeant à de l’eau, il se diffuse au contact du papier et se répand en une multitude de gesticulations graphiques inattendues, dessinant un réseau veineux aux ramifications noueuses, aussi organiques que magiques.

L’artiste trouve ici une nouvelle façon de réaliser le rêve d’un expressionnisme informel : celui d’une matière sans forme, sans armature et sans corset ; pareille à la lianescence de certaines plantes caraïbéennes, dont l’extrême versatilité se prête à toutes les transformations et déformations, indéfiniment malléables. Lydie Arickx enrichit cette substance en la mêlant, parfois, à des pigments, et de la résine acrylique.

 

À l’instar d’une aquarelle de Füssli revisitée par « l’infini turbulent » des dessins mescaliniens chers à Henri Michaux, des silhouettes aussi évanescentes que ténues s’esquissent et s’évanouissent, en conférant aux œuvres l’entre-deux du rêve et du fantastique. Par la profondeur de son noir et sa matité remarquable, ce charbon n’évoque-t-il pas cette « œuvre au noir » qui aurait fait rêver les plus grands alchimistes ? N’incarne-t-il pas cette puissance de transmutation des valeurs faisant surgir la beauté du fond ténébreux et impur des plus vils matières ?

En restituant au grand flux de la vie, les parts les plus sordides et apparemment répugnantes de l’existence, l’art de Lydie Arickx semble parcouru par un chant de désir qui n’est pas sans évoquer le lyrisme de certaines pages d’Henri Miller : « J'aime tout ce qui coule : les fleuves, les égouts, la lave, (…) tout le pus et la saleté qui en coulant se purifient, tout ce qui perd le sens de son origine, tout ce qui parcourt le grand circuit vers la mort et la dissolution. »

 

D’où sans doute, cette tendance à en « rajouter une couche », avec ce visage jaune, notamment, aux empâtements de matières conférant au tableau l’aspect d’un véritable «bas-relief » à la gloire « matériologique ».

Ainsi, en enrichissant perpétuellement la variété des matériaux de son vocabulaire plastique, l’artiste ne s’invente-t-elle pas une langue ouverte à la béance de la vie, à la manière dont Hugo aller puiser à la « Bouche d'ombre » les illuminations de sa poésie ? Car pour la peintre comme pour le poète ne s’agit-il pas avant tout de savoir « contempler » ?

Moins qu’un créateur de formes, l’artiste devient un révélateur, « un outil » permettant de révéler des propriétés virtuelles d’un matériau. À l’instar de l’émerveillement de l’enfant se reconnaissant dans son propre dessin, n’est-il pas lui-même étonné de ce surgissement de formes à jamais naissantes ?

Les œuvres de Lydie Arickx participent pleinement d’une esthétique du jeu. Pour les apprécier, il faut sans doute s’inspirer du célèbre passage des Carnets de Léonard intitulé « Façon de stimuler et d'éveiller l'intellect pour les inventions diverses », et des « murs barbouillés de taches » d'où naissent « une infinité de choses que tu pourras ramener à des formes distinctes et bien conçues ».

Ainsi des limbes, et des linéaments d’un lavis, un couple de personnages enlacés semble tendrement se former au gré des méandres de l’encre.

En plaçant l’œuvre Lydie Arickx sous la bannière duchampienne, ne pourrait-on pas dire, enfin, que dans cette exposition, « ce sont (aussi) les regardeurs qui font la peinture » ?

- Philippe Godin, Critique d'art