En découvrant les œuvres de Simon Laveuve, on serait tenté de repenser à la boutade de Dubuffet, selon laquelle l’art « est toujours là où on ne l'attend pas ». Après des décennies d’un art contemporain affichant le caractère ostentatoire de ses créations monumentales dans des lieux d’art édifiés à la (dé)mesure de leurs cadres toujours plus imposants, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle tendance esthétique qui prend à rebours cette quête de gigantisme, en prônant les vertus de la miniature, le goût du minuscule, l’attention au détail, et la rêverie des espaces intimes. Simon Laveuve est certainement à la pointe de ce désir de retrouver une échelle plus humaine de la création, fut-elle au 1/35ème, dans une proximité renouant avec l’émerveillement de l’enfance. Concrètement, l’artiste né en 1988, en banlieue parisienne confectionne des sculptures miniatures d’architectures chimériques. Guérites parcourues de graffitis anciens, cabane de guingois, tourelles envahies de végétation touffue, phares bardés de couleurs trash, navires en lévitation improbable, plates-formes délabrées, bouées, et radeaux aux formes lilliputiennes…les sculptures-maquettes de Simon Laveuve déclinent un inventaire quasi surréaliste d’habitats improbables, qui n’ont rien à envier aux folies architecturales d’un Richard Greaves ou celles du Palais du Facteur Cheval.
Appartenant à cette génération consciente que nous vivons sur fond de crise écologique généralisée dans un monde en sursis, hanté par le spectre d’une ère post apocalyptique, il explore les possibilités de survivre en habitant poétiquement dans des endroits reculés ou inhospitaliers. Il imagine ainsi un monde rempli d’« anachitectures » défiant les normes et les principes de construction urbaine, comme autant d'abris insolites en forme de robinsonnades servant de refuges aux rescapés du futur.
A l’instar de nombreux artistes nés dans le béton des grands projets d’urbanisation de l’après-guerre incarnant ces architectures brutalistes issues du modernisme de la première moitié du 20e siècle, Simon Laveuve questionne à sa manière le devenir de ces espaces urbains, souvent dévastées par la désertisation industrielle, et apparaissant fréquemment comme des non-lieux quasiment dépourvus de toute humanité - futurs Territories of Waste, véritables « wasteland » ponctués d’abris délabrés.
En offrant un véritable manifeste de savoir-vivre esthétique dans les ruines du capitalisme, l’artiste ne souscrit donc nullement au nihilisme collapsologique de certains. Son univers plastique n’a d’ailleurs rien d’une dystopie angoissante et sombre, mais témoigne plutôt d’un acte de résistance qui en appelle à la poésie du jeu, et aux vertus du merveilleux. De ce point de vue, le parti pris de la miniature, loin de signifier une clôture aux allures de repli résigné, semble plutôt constituer la voie royale à une régénération de nos imaginaires en voie d’extinction.
Alors que le gigantisme des installations contemporaines, dont Annie Lebrun n’a eu de cesse de fustiger le caractère délétère sur notre potentiel de rêverie esthétique, plonge souvent le spectateur dans un état de sidération prosterné, l’espace miniaturisé tourne le dos à ces canons en lui opposant d’autres valeurs : l’humilité du geste artistique plutôt que la grandiloquence ; une vision rapprochée de l’objet d’art au lieu d’une découverte distante et pressée ; la patience de l’attention de préférence au zapping effréné, le culte du secret, de la cachette, plutôt que la mise en scène exhibitionniste et dispendieuse.
Bien plus, comme le soulignait Bachelard : « Le minuscule, porte étroite s'il en est, ouvre un monde. Le détail d'une chose peut être le signe d'un monde nouveau, d'un monde qui comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur. La miniature est un des gîtes de la grandeur ».
En incorporant à ses bâtisses insolites de minuscules balançoires en pneu, des échelles de corde, des meubles, des œuvres d'art, des portes en bois ponctués de messages griffonnés et une variété d'objets utilitaires, chaque objet-miniature conjugue parfaitement l’hyperréalisme des détails minutieusement reproduits et la fantaisie d’un réel en une nouvelle dimension propice aux songes.
Les maquettes lilliputiennes abondamment colorées peuvent évoquer parfois l’univers kitsch des « chinoiseries » des quartiers asiatiques, l’atmosphère des décors du cinéma de Caro & Jeunet, aussi bien que celui de la SF ou des architectures singulières, l’artiste appréciant particulièrement le métissage des genres et des cultures.
Enfin la démarche de Simon Laveuve est un hymne à la création manuelle et autodidacte ; relèvant pleinement d’un « art modeste », à défaut d’être « pauvre ». Face au gaspillage consumériste excessif, l’artiste recourt à la récupération systématique d’objets qu’il recycle habilement dans ses constructions, à l’instar de ces boîtes de conserve dont il se sert abondamment. En détournant cet objet emblématique de la consommation, que Warhol éleva au statut d’icône du Pop Art, Simon Laveuve retrouve de son côté le geste fondateur d’une esthétique du jeu dont Walter Benjamin attribuait l’origine au génie de l’enfance.
Les enfants ne se sentent-ils pas irrésistiblement attirés par les déchets provenant de la construction, du jardinage ou du travail domestique ? Avec ces produits de rebus qu’ils savent détourner à merveille, ne donnent-ils pas forme à leur propre monde de choses, un petit monde dans le grand, rien que par eux-mêmes ?
Simon Laveuve puise ainsi à cette enfance de l’art dont Claude Lévi-Strauss observait la survivance à l’âge adulte dans la « pensée sauvage » du bricoleur prompt à se servir de tout ce lui tombe sous la main pour réaliser son projet. Le célèbre anthropologue voyait, d’ailleurs, dans le modèle réduit, « toujours et partout, le type même de l’œuvre d’art ».