Embodied Forgotten Places

Joren Van Acker


Loo & Lou Gallery - Haut Marais
22.03 - 10.05.25
 

« Il est 2 heures du matin et il fait un froid glacial. Il neige. Un navire approche lentement du quai pour accoster en toute sécurité. On entend le son de la radio maritime VHF, le mugissement du vent, le propulseur d'étrave. » Joren Van Acker plante le décor. Nos sens sont en éveils et l'artiste nous embarque littéralement dans son monde. Ce récit pourrait être l'amorce d'un roman noir ou la première image d'un film policier. On le voit. On y est. Le drame n'est pas loin. Il est vrai que les dessins de l'artiste belge contiennent une dimension cinématographique, que ce soit dans les cadrages, la tension d'une scène ou la lumière, jusqu'à renvoyer au cinéma expressionniste tant les contrastes entre les noirs et les blancs de ses dessins au fusain sont tranchés. Et pourtant, rien n'est romancé. Tout ce que Joren Van Acker décrit est son quotidien, ce qu'il voit, son univers en tant que travailleur maritime à Gand. Pas de fiction, de fantasme ni d'exotisme. Pas de dock de Medamothi, l'île de nulle part où Rabelais fait accoster Pantagruel et Panurge dans leur navigation vers l'oracle de la Dive Bacbuc. Joren Van Acker est lui-même docker et il n'en démord pas. Il n'est pas question de lâcher tant cela lui fournit une énergie vitale et infuse son imaginaire. « C'est un monde que je ne peux pas quitter. Par nature, je suis aussi un "travailleur". Cela me permet de rester "honnête". Cela me nourrit énormément en tant que personne et me permet de rester ancré dans la vie. Je suis convaincu qu'un artiste a toujours besoin de rester ancré dans la réalité. »

Un navire dans l'ombre, un marin qui regarde l'horizon depuis la rambarde du navire, d'autres qui préparent la passerelle du navire pour le départ ou qui tirent un câble pour s'amarrer à un remorqueur... En une quinzaine de dessins créés pour la galerie Lou&Lou, Joren Van Acker présente des anonymes qui incarnent chacun un aspect de cet ensemble qu'est le monde maritime. Il met en lumière ces travailleurs qui sont généralement invisibilisés. D'où le titre de l'exposition,
« Embodied Forgotten Places ». « Je pourrais formuler ce titre autrement, "un monde qui demeure caché aux autres" car la plupart des gens n'en soupçonnent même pas l'existence. N'oublions pas la classe ouvrière, le personnel navigant, les personnes sur le front par tous les temps, de jour comme de nuit. » Étonnamment peut-être, il n'y a pas de discours politique ni de critique sociale, il s'y refuse. Ou alors, en arrière-plan, sans que ne soit une revendication hissée comme un étendard. « Je viens d'une famille typique de la classe ouvrière où l'on parlait peu de politique. Je suis conscient que mon travail tend vers un certain "réalisme social", mais j'essaie de rester aussi apolitique que possible aussi longtemps que je le peux. » Mais certains titres pourraient laisser entendre le contraire – Nous voulons juste voir le monde, Tu voulais être libre un lundi matin – là où d'autres sont plus descriptifs : Remorqueur à minuit ou Ton bateau arrive. Il y a chez lui comme un émerveillement sans illusion, une « héroïsation » sans idéalisation. Le travail est dur, il casse les corps et marque les visages, mais fédère grâce à une solidarité inhérente au milieu. On fait corps sur les docks.

Si l'on peut rapprocher la démarche de Joren Van Acker à d'autres artistes de la fin du XIXe siècle qui ont dépeint le monde du travail et l'industrialisation – tels Henri Gervex, Jules Adler, Steinlein, Gaston Prunier ou Maximilien Luce –, il est plus proche d'un Van Gogh jeune qui partageait la vie quotidienne des mineurs, des ouvriers, des paysans et des tisserands au Borinage dans la région de Mons. Il tisse une filiation plus volontiers avec Constantin Meunier, un de ses artistes préférés, qui « a également représenté les habitants du Borinage et a vécu au milieu de la pauvreté qu'il a dépeinte, indépendamment des raisons politiques. » On pourrait d'ailleurs plaquer les mots de Meunier sur les œuvres de Joren, lorsqu'il décrit le monde industriel belge dont il se fait le témoin et parle de « beauté tragique et farouche ». Il nous fait larguer les amarres pour un voyage qui semble hors du temps, aux contours flous comme le sont ses dessins, pour laisser la place à l'imaginaire.

 

  • Stéphanie Pioda, Historienne de l'art et critique d'art