SOLO SHOW

Frantz Metzger


Loo & Lou Gallery - Haut Marais
11.01 - 01.03.25
 

La loi des corps

 

Qui sont-ils, ces personnages qui se détachent moins qu’ils ne paraissent s’extraire, temporairement, d’une substance brumeuse, lourde, enveloppante – collante comme la glèbe, flottante comme ces nuées matelassant les lointains amas d’étoiles ? Qui sont-ils ces personnages qui nous regardent ?

Question mal posée, termes approximatifs. Pas de « qui », pas de « ils », encore moins de « personnages » dans la peinture de Frantz Metzger. Mais des « figures ». Et leurs visages indistincts, éclipsés ou mangés d’on ne sait quel brouillard lépreux, soustraits aux laborieuses exigences de l’exactitude expressive et physionomique, ne nous « regardent » certainement pas. Peinture très « littéraire », dans toute la force de l’acception : Frantz Metzger puise titres et stimulants chez Dante, Hölderlin, Pascal. Mais peinture, simultanément et sans paradoxe, farouchement anti-littéraire : nulle prétention à la « psychologie des personnages, ces vivants sans entrailles » (Valéry).

Car cognez doucement avec le marteau-testeur de votre regard : le beau métier qui a présidé au façonnage de ces corps, de ces volumes obtenus par la grâce savante, coloriste, de l’infinie modulation des gris (science du dosage et des virements du blanc-lumière et des opacifications brunes) – ce beau métier ne sonne jamais creux. Sinon Zoran Music, Baselitz, voire Bacon (qui n’a pas joué un rôle négligeable dans la constitution du tempérament de peintre de Frantz Metzger) seraient vides. Ça ne sonne pas creux – mais plein. Qu’est-ce qui remplit ces corps, littéralement défigurés ?

Jetons un coup d’œil aux œuvres sur papier : pétrissage des silhouettes, malaxage irrégulier des contours (Schiele n’est sans doute pas loin), giclures, éclaboussures, épanchements. Ça souffre : chair dolente. Revenons à la peinture : lividités de Crucifié, vaisseau du corps en voie de dissolution. Masses de chair gris-blanc, demi-solides, dont on dirait volontiers ce qu’écrit, avec son effroyable lucidité, Fritz Zorn de son cancer : « C’était comme si toutes les larmes que je n’avais pas pu – et n’avais pas voulu – verser dans ma vie s’était rassemblées dans mon cou pour former cette tumeur ». Mais il y a ces couples aussi. Jouissance, supplice, qu’importe, et pas seulement parce que l’un, comme on nous l’a assez rabâché, est le revers de l’autre – mais parce que cette peinture est purement corporelle, purement sensation. Et que l’emplacement du curseur (agonie ou orgasme) importe tout compte fait moins que les altérations sensibles du sujet affecté. La façon dont sa chair se dissout, se fond, ou irradie et persiste.

De toute manière, ces corps ne s’appartiennent qu’à moitié. S’engluent, s’enganguent dans les fonds. Hésitent parfois à la « lisière » (Frantz Metzger aime le mot et l’idée) de la vie animale. Comme mal réveillés du sommeil de la conscience propre à l’existence primordiale. Mais celle-ci intéresse moins Frantz Metzger pour elle-même que pour les régressions et les mutations qu’elle détermine. Pour les élans et les poussées qui nous y ramènent ou nous en tirent. Pour ces « forces qui travaillent la réalité » (Artaud). Et entretiennent son branle permanent, sa mouvante inconstance. Dont le corps est, on le comprend devant cette œuvre, le meilleur témoin.

 

  • Damien Aubel, journaliste et critique d’art