Coeur du Temps

Tana Borissova


Loo & Lou Gallery - Haut Marais
31.05 - 27.07.24
 

C’est un mystère qui déroule ses points d’interrogation dans le train ordinaire de nos existences et qui se célèbre dans l’atelier de Tana Borissova. Mystère crispant, exaspérant pour l’entendement ; mystère exaltant, source d’inépuisables et vives joies pour les autres facultés – spirituelles et sensorielles tout ensemble. 

En un mot : comment de la matière et de ses propriétés inertes (étendue, dureté ou docilité plastique, consistance ou ténuité) se dégage la vie ? Ou, mieux dit : comment ce qui est soumis aux nécessités des lois physiques qu’est la matière s’éveille-t-il à la vie – pense-t-il – sent-il – échappe-t-il à la retombée de la pesanteur ? Ces passagers de ma ligne de métro, ces couleurs sur les toiles de Tana Borissova : pourquoi ne se résument-ils pas, les uns comme les autres, au seul assemblage de molécules, de tendons et de pigments qui les constituent ? La réponse, s’il y en a une, ne nous pas appartient pas. Mais rien n’empêche, comme et avec Tana Borissova, d’avancer un peu au cœur du mystère.

Voici un arbre : une section d’écorce et de bois ; voici des couleurs (des bleus plus ou moins transis de lumière, des ocres qui s’acheminent plus ou moins vers le point d’incandescence et de fusion) ; voici les toiles de l’exposition. Et voici que « voici » ne suffit pas ; qu’il y a toujours plus à voir que l’ici de ce « voici ».

Le cœur des choses : là où l’uniformité superficielle des tissus, dermes, écorces est rompue, là où il y a complication de formes, miroitement de nuances, indéfiniment regardables, caressables, interrogeables. Là où la matière organique revêt la variété du vivant. Ainsi, chez Tana Borissova, l’infinie cartographie des paysages intérieurs qui, tel ces mondes qu’abritent les gouttes d’eau des rivières, dessinent la topographie (la géologie, la géographie, on ne sait trop comment dire) de l’être végétal que fouillent et refouillent les tableaux. 

Le cœur des choses : là où l’art recherche les composantes premières dont l’assemblage suscite le vivant. Ces composantes mêmes que révèlent les variations chromatiques de Tana Borissova, indéfiniment souples mais toujours raccordées au quadruple noyau de toute chose, toujours suggestives des tonalités des quatre éléments : teintes de terre, d’eau, de feu, de ciel.

Car Tana Borissova est de la lignée des grands « décomposeurs » – de ceux qui, lumière, terre, roches, ne peuvent voir que sous les espèces de la multiplicité –, qu’il s’agisse de Turner, bien sûr, mais aussi du Giuseppe De Nittis du Vésuve, ou encore du Courbet de la caverne des Géants, comme des paysages de Dora Maar.

Je ne serai jamais tel autre voyageur dans le métro, mais je peux le connaître ; je ne serai jamais tel tableau de Tana Borissova, mais ses courants, ses flux, m’emportent ; je suis pris dans l’élan de ce surgissement, dans l’impétuosité de la vie. Poussées, jets : telle est l’impression dynamique que font les toiles de Tana Borissova. Souffle vital, pulsation cardiaque, flot du sang dans les artères, de la sève dans le végétal, coulée du temps…

Tout cela, c’est de l’ordre du mouvement, de l’émotion. Car l’arbre de Tana Borissova, comme sa peinture, sent, ressent. Magnifique mystère, devant lequel il ne reste plus qu’à se taire. Et à regarder. 

- Damien Aubel, journaliste et critique d'art