Under My Skin

Arghaël

Loo & Lou Gallery - Haut Marais
10.03 - 15.04.23
 

Under My Skin

En concentrant l’essentiel de son art sur la pratique du dessin et sur le seul motif du nu, Arghaël renoue avec cette longue histoire de la représentation des corps qui va de la préhistoire avec la Vénus de Willendorf, en passant par l’idéal de perfection antique avec la statuaire Praxitèle au culte de la chair magnifiée chez Renoir ou celle exacerbée des peintures de Lucian Freud. L’artiste cherche sans doute à ancrer son art dans un sol suffisamment consistant pour supporter les cadences et les danses dont son œuvre est porteuse. Chacune des figures dessinées ne semble-t-elle pas emportée dans une sorte de vertige d’autant plus intense qu’elle conjure toute reconnaissance visuelle des attributs par lesquels on identifie habituellement les êtres ? Les visages ne sont-ils pas systématiquement biffés à la manière de certains autoportraits d’Artaud ? Plongeant les corps dans l’indétermination mystérieuse de postures animales ou humaines, l’artiste nous invite à pénétrer cette zone d’indiscernabilité entre la bête et l’homme explorée par la peinture de Bacon, celle d’une existence vouée aux débordements de la sensation et des forces vitales aux creux même de la chair. D’une manière peut-être plus crue encore, le dessinateur se joue de la figuration des organes sexuels, volontairement éludés ou octroyés en s’affranchissant de la convenance des genres, et poursuit son questionnement de la notion d’identités sexuées. Arghaël a d’ailleurs pris récemment pour modèle une personne trans, en revisitant la figure classique de l’hermaphrodite à travers le prisme actuel des gender studies, et des débats sur le devenir « intersexué ». Avec ses lignes en perpétuels mouvements, jamais complètement stabilisées, et son inépuisable profusion de formes toujours naissantes, le dessin n’est-il pas l’art le plus prompt à ouvrir le corps à des identités multiples ?

De ce point de vue le protocole plastique d’Arghaël confine à une sorte d’épure, véritable kairos du geste qui porte le dessin par son itération obstinée à une puissance rarement atteinte. Loin d’être cantonné au rôle accessoire d’ébauche ou d’esquisse préparatoire au travail du peintre ou du sculpteur, le dessin s’affranchit ici de ces genres prétendument supérieurs pour conquérir une liberté souveraine. 

De fait, loin de configurer la silhouette des nus, les dessins sur toile de lin brut ne cessent d’enfanter des formes qui se fondent avec les forces invisibles travaillant sous la peau du modèle (Under My Skin). L’artiste propose une véritable anatomie des corps en les cartographiant de la pointe de ses fusains, à la manière d’une acupuncture graphique cernant de ses pastels les méridiens et les énergies latentes cachés dans les plis de la peau. 

Dans ses dernières œuvres, le dessinateur délaisse le fusain pour une pratique de plus en plus elliptique du dessin, où les traits sont seulement suggérés et rehaussés des fluorescences du pastel et des touches de craies d’ocres. Les corps se répandent et s’étirent comme dans les photographies d’André Kertész, ou se contorsionnent en des poses évoquant les poupées démembrées de Bellmer. L’acte de dessiner finit par se confondre avec le geste du sculpteur modelant ses figures, et cesse d’être le calque d’un réel borné, pour s’éprendre enfin de son propre mouvement toujours inachevé.

Par Philippe Godin,
Critique d’art