Auteur/autrice : Nina lashermes

EXPOSITION
Aurélie Deguest
06.06.2025 – 26.07.2025

Exposition

Aurélie Deguest

Atelier Loo & Lou – Haut Marais
06.06 – 26.07.25
 
  • Mer (détail), 2025 | © Aurélie Deguest
  • Atelier Aurélie Deguest, 2025 | © Aurélie Deguest
  • Œuvres réunies, Atelier Aurélie Deguest, 2025 | © Aurélie Deguest

Aurélie Deguest a un rapport quasi donjuanesque à la peinture. Elle se sent parfois un cœur à peindre tout ce qui s’offre à son regard. C’est sans doute le caractère protéiforme de ses dons de peintre, qui lui ont permis de conquérir avec une facilité surprenante toutes les techniques de cet art, afin d’en honorer la plupart des motifs et des styles.

Elle est aussi prompte à exécuter des portraits réalistes emprunts d’une spiritualité poétique, comme dans sa série “Femmes en prière” présentée à la foire JUSTLX en 2022, que susceptible d’affirmer une peinture pleinement expressionniste, à l’image de sa dernière exposition personnelle Faces, à la Loo & Lou Gallery en 2015. Outre sa maîtrise du dessin et des couleurs, l’artiste étend aujourd’hui son habileté dans cette présente série, à l’exploration d’une abstraction matiériste, fruit de ses nouvelles expérimentations des surfaces, dont elle propose une somptueuse variation d’effets de texture et de rythme.

Bien plus que la toile blanche, c’est donc l’imposante variété de toutes ses dispositions picturales, qui peut susciter chez elle, une forme de vertige intranquille : que peindre maintenant ? On sait d’ailleurs, depuis Deleuze, que « ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre ».

L’artiste s’astreint donc à une sorte de réduction picturale chère aux tenants de l’expressionniste abstrait, afin de revenir à l’objet même de sa passion : la peinture.

Les quatre œuvres présentées dans l’atelier de la Loo & Lou Gallery, témoignent ainsi d’une mise en crise radicale de sa démarche : ici, pas de cadre, ni de titre, pas de calligraphie, pas d’espace, ni de temps, aucun objet, aucun sujet, ni de dessin explicite… Aurélie Deguest parvient à forclore de la surface de la toile, ce qui n’est pas propre à la seule peinture ; isolant ainsi l’œuvre de toute référence extérieure.

Sa peinture ne propose nullement une vue distanciée à caractère illustratif, voire paysagiste de l’élément aquatique, mais semble plonger le regard du spectateur dans la viscosité insaisissable d’une eau profonde. D’où le caractère japonisant de certaines de ses œuvres, qui peuvent évoquer, par ailleurs l’esprit de la peinture chinoise, dont le philosophe François Cheng disait qu’elle

« saisit le monde au-delà de ses traits distinctifs et dans sa transition essentielle ».

Pour conjurer l’espace vide d’un fond uniformément blanc, elle recouvre sa toile d’une trame préparatoire à sa peinture, en usant quelquefois de bandes de toiles noires, impulsant un rythme visuel à sa future composition.

A la fois méditative et matiériste, chaque composition peut, alors, suggérer tout à la fois la surface d’une eau en proie à la fluidité de son ressac incessant, l’empreinte d’une peau de pachyderme ou la mue d’un reptile, les plissements telluriques d’une concaténation de lave refroidie. Épiderme de la terre et mémoire des étoiles, la toile prend aussi des allures de tapisserie ensorcelée, enveloppant dans ses plis infinis, un feuilletage de toiles mêlées à l’épaisseur de la peinture séchée.

La surface du tableau se gaufre, alors, des anfractuosités d’un paysage stellaires, sillonné de crêtes, et de crevasses éruptives.

En renonçant à encadrer et à tendre ses toiles sur un châssis, l’artiste se libère, enfin, du symbole d’une peinture surcodée, où règne encore l’emprise d’une fonction imageante trop exsangue à son goût.

D’où son besoin, peut-être, de se confronter à cette « nuit du logos », dont parlait le poète Francis Ponge, en érigeant le noir comme la couleur dominante de ses œuvres, qu’elle pondère subtilement avec des contrepoints de blanc terreux, bleuâtre, évoquant tout autant la genèse du monde que son apocalypse.

La tonalité nocturne des toiles d’Aurèlie Deguest laisse entrevoir, parfois, des formes évanescentes à la manière d’un spectre d’Ophélie. Cette peinture semble, alors, se jouer dans d’entre-deux obscur de la matière et du songe, de la présence et de l’absence, plongeant ses ombres errantes dans la profondeur des eaux du Styx, dont la légende dit qu’elles permettaient d’emporter les âmes défuntes vers le royaume des morts.

En choisissant d’installer sa peinture dans l’atmosphère nocturne, la peintre sait sûrement que la nuit est aussi ce pathos propice à toutes les renaissances. Novalis n’appelait-il pas la nuit le « lieu des révélations » (Offenbarungen) ; dans lequel le germe travaille au cœur des profondeurs maternelles du sol où se prépare son avènement à la lumière.

D’ailleurs la peintre ne transforme-t-elle pas le noir en couleur lumineuse, en se livrant à une somptueuse variation d’effets de lumière, à travers les mats et les brillants de ses outrenoirs ? A cet effet, la peinture est souvent rehaussée de gloss pour parfaire de brillants les surfaces qu’elle finit par lisser au couteau, contribuant à faire de la toile, une ode vibrante aux effets de matière sublimées.

L’artiste accorde, de la sorte, un soin particulier aux textures de ses œuvres, préférant se servir notamment de grossières toiles de jute ou d’épaisses draperies comme autant de supports de ses peintures, afin d’en renforcer leur caractère tactile ? En se jouant, ainsi, des oppositions nuit/lumière, diaphane/ obscur, lisse et rugueux, optique/haptique…Aurélie Deguest s’empare du conseil de Bachelard fait à l’imagination du poète : celui de travailler les substances qui sont les plus contrastées et aptes à éveiller la rêverie poétique. L’artiste invite ainsi le spectateur à laisser son regard errer au gré des surfaces de ses toiles, en retrouvant peut-être ces sensations perdues que nous apportons tous en naissant.

 

  • Philippe Godin, critique d’art