« Nous, on peut changer de forme à volonté »
Eddy Holt, métamorphe dans le film Wolfen – 1981
« J’affirme avant tout le corps,
ce n’est pas une densité,
mais une forme en mouvement. »
Antonin Artaud – Cahier du retour à Paris – Décembre 1946/Janvier 1947
« La peinture exprime la grande règle des métamorphoses du monde »
Shitao – Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère – XVIIème siècle
Parois anatomiques
Après Raw en 2016, et Skin(s) en 2017, Arghaël propose une nouvelle exposition à la Loo & Lou Gallery intitulée Métamorphe(s) où il prolonge son rapport au corps, où il accentue ses figures aériennes et surprenantes. L’artiste, tel un animal cherchant l’âme des êtres et des choses, accroché à la paroi de ses toiles, nous dévoile des corps virevoltants qui dialoguent avec les grands dessinateurs qui se sont confrontés à la puissance déterminée et sensuelle des modèles d’Egon Schiele à Bacon en passant par les corps filiformes de Giacometti et les visages organiques d’Artaud. Mais Arghaël tient à voyager ailleurs, à galoper avec les matières, à escalader une roche en lin tendu afin de restituer de cette course avec le temps une force, un assaut et une candeur non préméditée.
Il convient de revenir aux origines de l’art, à l’art rupestre, aux premières représentations où le fusain joue le rôle de cet outil incandescent, passé par le feu, qui traduit les formes rituelles de la perception. Arghaël cherche alors dans ces figures volantes et dansantes à recréer la musique anatomique des premiers temps, un concert amniotique où les corps se replient et se plient dans un cortège de chairs consumées.
Le protocole est là pour créer de l’inédit, des surprises, des accidents. L’artiste, les pieds ancrés dans la terre, est fasciné par les extrémités du corps : les pieds, les mains, les têtes. Maintenant, il s’attarde également sur les cuisses, les épaules et les hanches. C’est l’histoire d’une aventure qui part des pieds cadencés et se termine dans des têtes secouées, d’un périple au cœur des chairs afin de transcender l’anatomique. Le fond de la toile en lin reste cru tel un cri sourd, un mur écru où va se dérouler la danse vibrante des corps.
Distorsions vivantes
Les finales du fusain et du pastel doivent être tranchées et les attaques incisives. Il faut être également habile aux formes circulaires ou angulaires, droites et courbes, ascendantes et descendantes. Le fusain file de bas en haut, remonte la pente du corps, fait des circonvolutions en suivant l’unique trait qui fuse, va à gauche et à droite ; alors le dessin devient relief. Le fusain creuse et pénètre le support, brusque et résolu. Et il s’interrompt abruptement, s’allonge en oblique, comme l’eau, dévale vers les profondeurs et jaillit en hauteur comme la flamme. Toute cette énergie se déploie avec une vitesse animale, faite de torsions et d’extorsions.
Les chairs surgissent… la toile devient une nouvelle peau où s’est jouée la rencontre de l’artiste en mouvement et du modèle immobile. L’artiste est à l’horizontal à quatre pattes sur la toile pour faire tourner les chairs vives ; et le modèle stoïque regarde cette agitation vitale de l’artiste qui transforme son corps en matière brute. Il s’agit d’une transmutation des corps, d’un passage, d’un accueil. Il s’agit de toucher l’instant, de laisser place à l’accident, aux poussières ténues du fusain et des pastels qui parfois se cassent sous la pression des gestes francs de l’artiste. Il s’agit de distordre le réel et faire naître une folie de vie, un langage.
Souvent aussi en dessin une seule ligne non travaillée, un seul coup de fusain aisément donné, de manière qu’il semble que la main aille d’elle-même à son but suivant l’intention de l’artiste, démontre clairement l’excellence du geste.
Mutations des corps
L’autre visage des dessins d’Arghaël, c’est la transformation des corps, la fusion métamorphe. Il tend à mélanger, à complexifier les figures qui évoquent à la fois l’extase et la souffrance dans un tressage paradoxal des émotions. Le corps se tord et lévite en même temps, créant un suspens, une énigme à déchiffrer. La collusion des sexes s’invite également dans cette danse alchimique. Quand il dessine le corps d’une femme, il soustrait certains éléments de sa féminité pour créer un espace intime ambigu. Arghaël provoque des duels sur ses toiles, le modèle et l’artiste, la violence et la douceur, l’homme et la femme, le faune et la nymphe, le fusain noir et les couleurs des pastels, la vitesse et la lenteur, le mouvement et le fixe, la caresse sensuelle et la blessure âpre.
Ses œuvres sont des métamorphoses initiées par une « gaieté noire », une vision vivante du monde des corps. L’artiste invite alors le visiteur à vivre la toile, à vivre, en ricochet, cette rencontre qui a eu lieu ; et ainsi, il nous offre à voir une chair nouvelle, fruit de cette mutation des corps.
Lionel Dax – Mars 2019